Parole d’un suicidé
January 21, 2021Retrouvez ci-dessous un texte inédit de Sofiane H., écrit le 14 avril 2020.
Sofiane H.
Sofiane H., né en 1991 à El Jadida, est doctorant en Sciences de la Santé à l’Université Hassan II de Casablanca. Activiste indépendant pour les droits des personnes LGBTQI+ au Maroc, il travaille depuis quelques années sur Elille Project, un outil de vulgarisation des questions du genre et de la sexualité à travers l’art et la culture.
Le jour où le soleil ne s’est pas levé : Parole d’un suicidé.
Casablanca, Le 14 Avril 2020,
Depuis le début du confinement, des miracles se sont produits. Mon amie Kenza a reçu un appel de son ex-copain après deux ans de rupture. Ma collègue Lorie a eu une proposition d’achat pour une photo qu’elle avait faite il y a cinq ans. Elle qui s’était tant rêvée photographe. La terre a commencé à mieux respirer et l’air de ma ville est désormais moins pollué. Certains disent même que le trou de la couche d’ozone s’est rétracté. Même le harcèlement a diminué, du moins dans la rue. Il est certainement quelque part. Il réapparaitra dans quelques jours, quelques heures. Quelques minutes.
Celui qui m’a promis le voyage vient de me bloquer après avoir reçu ma photo. Ça ne me fait rien. Après tout c’est quand même louche de proposer un voyage à quelqu’un qu’on ne connait pas. Le mec au 4x4 me demande plus de photos. Il veut voir mon sexe. Il veut voir mon cul. Je cède. Je me mets en danger, je le sais, mais sur Grindr les gentlemen ça ne court pas les profils.
Je passe ma journée à rêver du prince charmant.
Le téléphone sonne. C’est Kenza qui me demande si je vais bien. Son ton est bizarre, sa voix hésitante. Elle finit par m’annoncer que des photos de moi, très compromettantes, circulent sur la toile. Elle m’apprend que depuis quelque jours a commencé au Maroc une terrible campagne de outing des personnes LGBTQI+ ; des jeunes garçons ont été chassés de chez eux en plein confinement ; certains subissent des violences inouïes à l’intérieur de leurs foyers tandis que d’autres sont victimes de harcèlement et de chantage. Des groupes sur Facebook se sont mis à publier des captures d’écrans, comprenant les profils, les photos intimes, les identités de centaines de gays du Maroc. Je suis au coeur de la tourmente ; en quelques secondes je pense à ma mère, à mon père, à mes frères et sœurs, mes collègues. Au gardien de ma rue, à mes voisins… D’où viennent ces photos ? Serait-ce celles que j’ai envoyées à mon prince charmant ? Je me reconnecte très vite sur l’appli et découvre que le profil de mon amoureux a disparu. Kenza m’apprend que cette cabale a été initiée par Sofia Taloni, la créature drôle et insolente que je suis sur Instagram. Un monstre finalement !
Mais la vie m’a appris depuis très longtemps, Sofia, que nous ne pouvons jamais déshumaniser quelqu’un, et mon engagement pour la cause LGBTQI+ m’a enseigné que « queer » est celui qui se « dit queer ». Qu’il n’y a pas plus LGBTphobe que de remettre en question le genre et la sexualité de quelqu’un. Mais là, toutes et tous disent que c’est toi, Sofia Taloni, qui as incité les gens à aller sur Grindr. Toi qui te dis trans. Toi qui te dis gay. Toi qui te dis plus homme que tous les hommes ! Qu’est-ce qu’être trans, Sofia, si ce n’est être solidaire avec sa communauté. Qu’est-ce qu’être queer si ce n’est être révolutionnaire et se battre contre l’injustice. Qu’est-ce qu’être gay si ce n’est aimer les hommes, les humains, tous les humains.
Solidarité, nous disons. La communauté LGBTQI+ n’est riche que du soutien des siens. Nous, les enfants maudits de la religion, les citoyens bannis par l’État, les vampires refoulés par la société, nous n’avons toujours survécu que grâce à la solidarité. Et aujourd’hui, c’est l’une des nôtres qui nous trahit. Es-tu vraiment des nôtres ? Je n’en suis pas si sûr. Mille et une questions me viennent à l’esprit. Peut-on se prétendre queer sans revendiquer la justice et la liberté ? Toute personne queer est militante dans ce pays, Sofia. Militante par sa liberté sexuelle, militante par le seul fait d’exister.
Je te vois, Sofia, ricaner, dans tes vidéos, sur ces pédés « non assumés » comme tu dis, sans leur donner la moindre circonstance atténuante. Sans te poser la moindre question : Ont-ils eu les mêmes privilèges que toi ? Souviens-toi, Sofia Taloni, quand tu étais toi aussi une « moins que rien », malheureuse et misérable, rejetée. Tout comme moi aujourd’hui. Tout comme nous. Tout comme ceux que tu viens de clouer au pilori. Moi, Soufiane, Nizar, Nawfal, Ilias et ces autres qui à cause de toi ont été outés, battus, chassés.
Aujourd’hui « tu as traversé la rivière et tes pieds sont devenus secs », comme on dit chez nous. Mais certains pieds ne sont toujours pas secs… Je ne suis pas lâche, Sofia, comme tu le laisses entendre. Non, je n’allais pas rester caché toute ma vie. Je rêvais de faire mon coming out sur la couverture d’un magazine people, comme toutes ces stars de cinéma, comme Abdellah Taïa mon écrivain préféré. Mais tout ce que je ne voulais pas, c’était être « OUT-é ». Encore moins par l’une des nôtres. Je ne comprends toujours pas pourquoi une personne comme toi pourrait m’en vouloir. Vis-tu dans un pays qui te menace de prison pour chaque relation sexuelle ou amoureuse ? Vis-tu dans une famille qui connait tout de toi, sauf ce que tu es vraiment ? As-tu une vie fragile, capable de se briser à cause d’un acte aussi irresponsable que le tien ?
C’est toi qui m’as outé, Sofia.
Inciter c’est commettre.
Alors je pars, Sofia. Là où il n’y a pas d’État, pas de religion. Pas d’injustice. Pas de Sofia Taloni !
L’histoire nous jugera. Elle jugera le lâche, le dissimulé, le refoulé qui a essayé de se faire une place dans ce monde ou qui simplement l’a refusée, et toi, l’irresponsable, la cruelle confinée à Istanbul qui crache son venin virtuel pour nous détruire. Nous, les vulnérables.
« Nous les peu… Nous les rien… Nous les chiens… » comme disait Léon-Gontran Damas.
Aujourd’hui, grâce à la mobilisation communautaire, ton compte a été supprimé. Mais avant cela, toi, Sofia, tu m’as supprimé aussi.
Ma vie m’est insupportable.
Sofiane H.